AUTEUR : Boubé Yacouba SALIFOU
Traiter la question de la relation identitaire au sein d’un État de droit et d’une démocratie revient à réfléchir sur les crises identitaires qui secouent les États, singulièrement en Afrique. Ces crises résultent, dans la majorité des cas, d’une double interférence de l’identitaire dans le champ de la vie politique et de l’individuel au sein de l’identitaire. Ce « cercle relationnel » qui apparaît repose le débat politico-philosophique qui a comme objet la démocratisation par les individualités ou bien la démocratisation par la prise en compte de la pluralité culturelle. Et à travers ce débat, on constate d’une manière plus ou moins manifeste la continuité du débat entre le traditionalisme et les Lumières. Si, dans le dernier courant, les normes de la société doivent se baser sur l’homme-autonome kantien [2], le premier courant, quant à lui, incarne la prise en compte de la réalité sociohistorique des hommes. Seulement, à observer le déroulement des événements, on se rend à l’évidence que ces deux courants ont tout intérêt à sortir de leurs « gangues » afin d’aboutir à une voie qui favorise la construction d’une nation stable et durable. Car si la société de l’homme-autonome conduit à la hantise de l’isolement – dans le sens que lui donne Alexis de Tocqueville [3]–, il n’en est pas de même de la société multiculturelle qui peut conduire à un cloisonnement, voire des conflits identitaires tels qu’on les observe dans les différents pays. Or l’objectif de toute nation, c’est de construire une société humaine paisible et viable. Et pour atteindre cet objectif, chaque société a besoin non seulement de l’homme-autonome, mais aussi de la richesse multiculturelle [4]. Pour ce faire, nous allons explorer une nouvelle piste afin d’élaborer une dynamique qui permet de construire une unité nationale à partir de la pluralité identitaire, et ce, dans le respect de l’individualité de chaque citoyen. Notre principale piste est celle du cousinage à plaisanterie. En effet, l’application du cousinage à plaisanterie dans la constitution de l’empire du Mali témoigne de la vertu d’unification et surtout de l’efficacité de cette pratique culturelle. Étant la passerelle entre groupes identitaires, le cousinage à plaisanterie est un outil par excellence qui permet de bâtir une identité nationale fiable, stable et durable. C’est dans cette optique que nous allons, avec l’appui de la pensée ricoeurienne, faire ressortir le modèle de nation qui peut résulter de cette pratique culturelle. Ce modèle repose sur deux axes principaux : le décloisonnement identitaire au sein d’une nation, et la constitution de la familiarité entre les différentes identités de ladite nation.
LE DÉCLOISONNEMENT DES GROUPES IDENTITAIRES
Pour aboutir au décloisonnement des groupes identitaires, nous allons passer par deux sous-points principaux : le premier concerne le rôle de relais que joue l’individualité entre les groupes identitaires, et le deuxième va traiter de l’ouverture entre les différents groupes identitaires.
Individualité comme relais entre les groupes identitaires
Tout décloisonnement des groupes identitaires au sein d’une nation n’est possible que si dans chacun des groupes il y a une reconnaissance plus ou moins tacite de la dimension individuelle de ses membres. Nous allons analyser cette reconnaissance par le canal du cousinage à plaisanterie. Pour ce faire, nous partirons d’un postulat simple : « Toute nation démocratique est fondée sur l’égalité de ses membres. Mais par leurs appartenances aux groupes identitaires, les citoyens se distinguent ». Ce postulat nous permet de faire ressortir dans une première approche l’homogénéité par l’égalité individuelle et la différence par la filiation (appartenance à des identités historiques et culturelles), qui peut conduire à la rupture d’égalité comme les castes (symboles de la hiérarchie sociale). Et dans le cas du cousinage à plaisanterie, il existe effectivement deux grandes ailes : l’aile masculine ou les maîtres et l’aile féminine ou les serviteurs. Nous pouvons ainsi expliquer ce postulat par une logique simple.
Soit A : l’identité Kanuri et B : l’identité Peul.
Dans le cousinage à plaisanterie, le Kanuri est femme/ serviteur du Peul. Alors, on a : A < B.
Et la deuxième identité, notamment celle de l’individu.
Soit C qui est un élément (descendant) de A, et D qui est un élément de B. Logiquement : C< D.
Cependant, dans la logique de l’égalité, on a : C = D.
Deux problèmes se posent à ce niveau.
Le premier est la différence des communautés dans un rapport disproportionné, à l’image de A< B. Là, les deux communautés ne coïncident pas, c’est-à-dire que la différence est irréductible. Ils sont aussi différents qu’un homme et sa femme. En d’autres termes, l’union des deux identités (communautés) existe, mais elle est nulle, c’est-à-dire qu’elle est neutre, sans effet. Cela signifie que leurs natures ne s’associent pas pour donner une communauté de nature. Il n’existe pas de communauté qui, dans sa nature, forme une communauté des cousins plaisants, puisque le cousinage à plaisanterie suppose la différence. Par exemple les Arawa, étant descendants des Kanuri, sont les cousins plaisants des ces derniers. Mais malgré cela, ils ne forment pas une communauté unique qui dépasse leur différence, à savoir la relation entre maître et serviteur. Au contraire, c’est sur celle-ci qu’a pris source la pratique entre les deux communautés.
Le deuxième problème exprime, quant à lui, une égalité des individus des deux communautés. On a : C = D. Donc si C = D, cela implique que D = C. Alors C + D = D + C. Ce qui revient aussi à C + C = D + D. D’où C + D = 2C comme C + D = 2D.
Dans ce contexte, il ressort leur capacité d’union et d’égalité. Celle-ci réside dans l’individualité. Dans ce cas précis, l’égalité devient une valeur individuelle. Du coup, nous pouvons résumer cet état de fait comme suit : les communautés alimentent la différence et les individualités expriment l’égalité, ce qui nous permet de mieux ressortir les deux points qui marquent la pratique culturelle.
Ainsi, pour mieux cerner ce double visage du cousinage à plaisanterie, nous pouvons analyser le rapport interne et externe à la communauté.
Dans une première vue, il est possible de partir de l’idée formelle de la différence entre les communautés. À ce niveau, l’on peut considérer que la différence des communautés ayant des membres égaux n’est pas de nature, mais elle est de taille ou de forme. Celle-ci est axée sur la valeur et la taille numérique, c’est-à-dire que c’est une relation entre le groupe qui a plus de membres et celui qui en a moins. Cependant, dans le cadre du cousinage à plaisanterie, la forme et la taille ne définissent pas la supériorité. Le nombre ne définit pas le rapport entre les cousins plaisants. C’est, au contraire, une question de principe qui se pose. La relation prend corps dans les valeurs qui régissent la communauté de façon intrinsèque, ainsi que dans les relations entre les communautés. D’où on comprend aisément que le cousinage à plaisanterie se fonde sur les lois et non sur la valeur numérique.
Seulement, nous savons que chaque membre est doté d’une double identité. Il est égal à lui- même, c’est-à-dire sa propre valeur ; de même il est égal à la valeur de son identité historique et culturelle. Par exemple, être un Keita [5] dans l’empire du Mali n’est pas synonyme de roi. Ce nom donne une valeur singulière au porteur, car il appartient à la famille régnante duManden ; il est donc un potentiel roi. À cet effet, nous pouvons dire qu’en dehors de la valeur humaine que l’on retrouve chez lui, l’individu qui porte ce nom porte en lui l’âme d’une famille, voire d’un empire. Cette double identification permet, d’une part, à l’individu d’appartenir à son groupe identitaire et, d’autre part, d’être un simple citoyen d’une nation. Ce qui, d’emblée, met en évidence la connexion entre l’état social et l’état groupal.
Alors, en s’appuyant sur cette ambivalence de l’individu, il appert que les groupes identitaires ne constituent pas en eux-mêmes une remise en question de l’ordre et de l’unité nationale. Au contraire, par la double identification de l’individu, une passerelle peut naître afin d’établir une ouverture entre, dans un premier temps, chaque groupe identitaire et le corps social, et, dans un deuxième temps, d’établir une ouverture entre les groupes identitaires au sein de l’identité nationale. Or la menace pour l’unité nationale est toujours relative à la lutte des groupes identitaires au sein du corps social, ce qui montre la nécessité de la cohésion entre les différents groupes. Et cette cohésion ne peut se réaliser que par et dans l’ouverture entre les différents groupes identitaires existants.
Par Dr Boubé Salifou